La pomme de terre en Europe : le long voyage d’un petit tubercule

La pomme de terre, aliment des marges sociales

On ne peut raconter l’histoire des frites sans remonter à celle de la pomme de terre. Décrite en 1765 dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert comme une

racine tubéreuse, oblongue, parfois grosse comme le poing, couverte d’une écorce brune, rouge ou noirâtre, blanche à l’intérieur et bonne à manger, issue du Solanum tuberosum esculentum, une plante pouvant atteindre deux à trois pieds de haut[1] 

l’encyclopédie en indique aussi l’origine : « importée de Virginie en Angleterre, avant de gagner le reste de l’Europe.[2] » Pourtant, la version de Diderot et d’Alembert s’avère inexacte. Selon  les sources espagnoles, ce sont les conquistadors qui découvrent la pomme de terre en 1537 dans la cordillère des Andes, où elle est cultivée depuis plus de 8 000 ans par les peuples incas. Transportée d’abord en Espagne, via les ports de Séville et Cadix, le tubercule gagne ensuite les Pays-Bas espagnols, la Suisse et l’espace germanique, avant de rejoindre l’Angleterre, notamment après le raid de Francis Drake sur Carthagène en 1586. De là, la pomme de terre traversera l’Atlantique pour être introduite en Amérique du Nord.[3]

En France, la diffusion de la pomme de terre fut plus lente. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’elle commence à être reconnue pour ses vertus alimentaires, en grande partie grâce à Antoine-Augustin Parmentier. En 1773, Augustin publie Examen chimique de la pomme de terre, et en 1785, il obtient une autorisation royale pour cultiver 54 arpents de pommes de terre afin de démontrer les bienfaits de ce tubercule. Le témoignage du villageois Louis Simon (1741–1820), qui s’inscrit dans cette nouvelle mode d’agriculture, illustre bien ce changement de perception : « J’ai vu le commencement des truffes ou pommes de terre […] Je ne dirai rien du bien que nous fait ce fruit ; tout le monde le connaît ici.[4] »

Un tubercule qui s’anoblit : la lente ascension de la pomme de terre en Europe

Longtemps considérée comme un aliment de disette, la pomme de terre reste associée aux classes pauvres dans le sud de l’Europe. Au XIXe siècle, grâce à l’industrialisation, sa production explose (de 1,5 million de tonnes en 1803 à plus de 16 millions dans les années 1930). Elle gagne ensuite les tables bourgeoises.[5] L’écrivain français Alexandre Dumas (1802-1870) consacre en 1865 15 recettes à la pomme de terre, tout en soulignant son image populaire en la comparant à la banane.[6] L’historien belge Christian Vandenbroeke montre que, dès la fin du XVIIIᵉ siècle, la Belgique, grande consommatrice de pommes de terre, a vu sa croissance démographique soutenue par cette culture nourricière.[7]

La paternité de la frite ?

La thèse française

La question de la paternité de la frite, appelées french fries en anglais, oppose depuis toujours les Belges et les Français. Mais qui a eu l’idée de plonger des pommes de terres découpées dans de l’huile bouillante ?[8] Selon les Français, la frite serait née à Paris entre 1780 et 1800, sur le Pont-Neuf à Paris. A cette époque, des marchands ambulants y vendaient des « pommes Pont-Neuf », des tranches de pommes de terres frites, inspirées des beignets frits populaires. Ce serait donc à Paris que l’on aurait goûté pour la première fois à une forme primitive de la frite.[9]

La thèse de  la paternité française de la frite est confirmée par l’historien belge Peter Scholliers: d’après lui, les véritables frites, telles que nous les connaissons aujourd’hui, seraient apparues à Paris vers la fin du XIXᵉ siècle.[10] Scholliers poursuit sa réflexion en soulignant que les frites françaises dans le courant du XIXe siècle étaient avant tout une nourriture festive, relativement coûteuse. On en consommait rarement, une ou deux fois par an, à l’occasion des kermesses organisées dans les villages. Elles étaient préparées par des forains, qui se déplaçaient de ville en ville.[11]

La thèse belge

De leur côté, les Belges revendiquent l’invention de la frite. L’historien et journaliste belge Jo Gérard (1970) affirme que des sources datant de 1680, période des Pays-Bas espagnols, évoquent une pratique de la frite à Namur : lorsque la Meuse gelait en hiver et que le poisson se faisait rare, les habitants auraient pris l’habitude de couper des pommes de terre en forme de petits poissons pour les faire frire. Toutefois, cette thèse pose problème : les pommes de terre n’auraient été introduites à Namur qu’en 1735, c’est-à-dire bien après la date mentionnée par Gérard. En outre, la forme évoquée de poissons ne correspond pas exactement à nos frites actuelles, découpées en bâtonnets et frites dans un bain d’huile.[12]

La diffusion des frites en Belgique s’explique quant à elle par un phénomène social et populaire. D’après l’historien Pierre Leclercq, l’arrivée de ce plat en Belgique remonterait aux années 1840. Leclerq évoque notamment l’histoire de Frederik Krieger, un immigré bavarois qui apprend à préparer des frites à Montmartre en 1844. Devenu forain, Krieger s’installe en Belgique et ouvre la première friterie. Il vante la qualité de ses frites, qui seraient meilleures que celles de Paris. Son entreprise connaît un succès retentissant,[13] qui se révèlera contagieux. Aujourd’hui, la Belgique compte environ 5000 friteries qui se distinguent du fast-food classique par leur caractère artisanale. Chaque fritkot possède sa propre méthode de cuisson, souvent transmise au sein des familles. Plus qu’un simple lieu de restauration, la friterie belge offre une expérience. Elle est en effet un espace de rencontre informel, où le statut social s’efface derrière le plaisir commun de partager un cornet de frites. Clients et frituristes y sont unis par une même intention : celle de savourer un symbole authentique de la culture populaire belge.[14]

© Théo Di Pillo

French fries ?

Pourquoi parle t-on mondialement alors plutôt de french fries que de belgian fries ? Cela serait la faute des anglophones : dans l’imaginaire populaire, la légende circule que les soldats américains, canadiens et anglais goutaient les frites pour la première fois pendant la première guerre mondiale en Eurrope. Ne  sachant distinguer les Belges francophones des Français, les soldats anglophones ont simplement appelés les frites ‘french fries‘.[15]

Paul Ilegems, historien belge, conteste en revanche le mythe populaire, argumentant que l’expression french fries figurait déjà dans un livre de recettes américain en 1890. Ainsi, il prouve que l’appellation french fries était déjà connue par les Américains avant la première guerre mondiale. Quoi qu’il en soit, les Américains ne vont pas oublier la frite : dans les années 1950, les propriétaires de gastronomies fast-food comprennent vite l’intérêt de cet aliment facile à préparer et à consommer et vont chercher à faire de la frite un plat universellement apprécié.[16]

Selon une autre thèse, l’expression french fries correspondrait plutôt à un procédé qu’à une supposée origine nationale. La locution serait, en effet, de l’argot pour ‘couper en bâtonnets’ et viendrait du verbe frenching, une technique culinaire qui consiste à couper très fin la viande et les légumes.[17]

La frite comme expression d’un patrimoine national belge

Malgré sa mondialisation par l’essor des fast-food américains, la frite reste en Belgique un véritable plat national. L’anthropologue Annie Hubert affirme que les sentiments d’identité seraient profondément liées aux traditions culinaires, parfois même plus qu’aux langues nationales. En effet, selon elle, lors d’une émigration, les habitudes culinaires perdurent souvent bien plus longtemps que la langue d’origine des immigrés. Dans la construction symbolique d’une nation, il ne suffit pas d’avoir un drapeau, un hymne national ou des langues officielles : il faut aussi un plat emblématique capable de faire l’unanimité.[18]

Dans le cas de la Belgique, ce plat emblématique, c’est la frite. Par la versatilité de sa forme et de ses usages, elle transcende les différences régionales, linguistiques et sociales, unissant Flamands, Wallons et Bruxellois autour d’un mets simple.[19] Comme élaboré dans les paragraphes précédents, la frite va s’implanter si profondément dans les assiettes et les esprits des Belges qu’ils vont jusqu’à penser en être les inventeurs. C’est ainsi que même l’humouriste français Coluche appellera les Belges des « mangeurs de frites ».[20]

fritkot belge (Overijse) © Wikimedia Commons

En 2017, avec le classement de la friterie et le fritkot comme patrimoine immatériel par l’UNESCO, l’alliance entre la frite et les Belges était également reconnue ?[21]

Conclusion

Même si les frites resteront probablement toujours connues sous le nom de french fries à l’internationale, il ne fait plus de doute que les frites belges existent, et qu’elles jouent un rôle majeur dans l’affirmation d’une identité nationale en Belgique. Un cornet de frites, partagé au bord d’un fritkot, vaut parfois bien plus qu’un discours sur la formation d’un gouvernement en Belgique. Entre la pomme de terre et la frite, il n’y a qu’un plat, mais en Belgique, c’est tout un pays.

Bibliographie

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Vous vous demandez toujours pourquoi on parle de « french fries » et non de « belgian fries » ? Voici la réponse, dans RTL info, 13 juillet 2019, https://www.rtl.be/actu/vous-vous-demandez-toujours-pourquoi-parle-de-french-fries-et-non-de-belgian/2019-07-13/article/229147


[1] Pomme de terre, dans DIDEROT. D’ALEMBERT. et JAUCOURT., Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, vol. 13, 1765, p. 4, https://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v13-9-13/

[2] Ibid.

[3] HUBERT, B., La diffusion de la pomme de terre en Europe de l’Ouest à l’époque moderne : un aliment devenu global, dans Encyclopédie d’Histoire numérique de l’Europe, 25/03/2023, https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/de-l%27humanisme-aux-lumieres/l%27economie-europeenne-outils-et-produits/la-diffusion-de-la-pomme-de-terre-en-europe-de-l%27ouest-a-l%27epoque-moderne-un-aliment-devenu-global

[4] Les origines de la Pomme de terre : une histoire riche et mouvementée, https://www.lespommesdeterre.com/histoire/ ; La Pomme de Terre (1781), dans BNF Passerelles, https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/chronologie/article/5310c192-d96a-46f7-afb6-d19af334b474-pomme-terre

[5] DE MURARD, L., Petite histoire de la pomme de terre, https://www.eurotoques.fr/petite-histoire-de-la-pomme-de-terre/

[6] DUMAS, A., Grand dictionnaire de cuisine, Paris, 1873, p. 206, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k125701k/f218.image.r=pomme%20de%20terre

[7] VANDENBROEKE, C., La culture de la pomme de terre en Belgique (XVIIe-XIXe siècles), dans RUAS, M-P. et al., Plantes et cultures nouvelles, Flaran 12,Toulouse, 1992,p. 115-129,https://books.openedition.org/pumi/23047?lang=fr#anchor-persons

[8] FRALON, J-A., Et Dieu créa la frite, dans Le Monde, 20 mars 2005, https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2005/03/20/et-dieu-crea-la-frite_374342_3208.html#:~:text=Plus%20s%C3%A9rieux%2C%20Peter%20Scholliers%2C%20professeur,deux%20fois%20par%20an%2C%20lors

[9] Ibid ; RUPP, R., D’où viennent vraiment les frites ?,dans National Geographic, 17 novembre 2024, https://www.nationalgeographic.fr/sciences/gastronomie-histoire-culture-origine-ou-viennent-vraiment-les-frites ; LECLERCQ, P. et PASAU, F., Cuisine: la frite vient-elle de France ou de Belgique ?, dans rtbf actus, 31 août 2021, https://www.rtbf.be/article/cuisine-la-frite-vient-elle-de-france-ou-de-belgique-10137480

[10] Vous vous demandez toujours pourquoi on parle de « french fries » et non de « belgian fries » ? Voici la réponse, dans RTL info, 13 juillet 2019, https://www.rtl.be/actu/vous-vous-demandez-toujours-pourquoi-parle-de-french-fries-et-non-de-belgian/2019-07-13/article/229147

[11] FRALON, J-A., Et Dieu créa la frite.

[12] Ibid ; LECLERCQ, P., La véritable histoire de la frite, dans Bibliothèque et Musée de la Gourmandise, 2 février 2010, https://web.archive.org/web/20220209164507/https://www.musee-gourmandise.be/fr/articles-de-fond/77-articles-fond/132-la-veritable-histoire-de-la-frite

[13] LECLERCQ, P. et PASAU, F., Cuisine: la frite vient-elle de France ou de Belgique ?.

[14] De Belgische frietkotcultuur,https://immaterieelerfgoed.be/nl/erfgoederen/de-belgische-frietkotcultuur

[15] FRALON, J-A., Et Dieu créa la frite.

[16] FRALON, J-A., Et Dieu créa la frite.

[17] HUGUES HENRY., La frite est-elle belge ?, dans frites.be, 16 août 2001, https://web.archive.org/web/20130524003848/http://www.frites.be/v4/index.cfm?context=article&ContentID=354 ; KEARNEY, B., French fries or Belgian Fries ?, dans belgian smack, 18 août 2022, https://www.belgiansmaak.com/french-fries-or-belgian-fries/

[18] HUBERT-BARE, A., Cuisine et Politique : le plat national existe-t-il ?, dans Revue des Sciences Sociales, t. 27, 2000, p. 8-11, https://www.persee.fr/doc/revss_1623-6572_2000_num_27_1_1839?q=frites

[19] LINGLE, B., Fries ! : an illustrated guide to the world’s favorite food, New York, 2016, p. 51-53.

[20] LECLERCQ, P. et PASAU, F., Cuisine: la frite vient-elle de France ou de Belgique ?.  

[21] Les frites belges reconnues comme patrimoine immatériel, dans Horeca Magazine, 9 août 2017, https://horecamagazine.be/fr/les-frites-belges-reconnues-comme-patrimoine-immateriel/