Les relations franco-belges

Comme toute relation de voisinage, celle qui unit la France et la Belgique est complexe, faite de nuances et d’évolutions, insensibles ou plus brutales. Le partage d’une langue et d’une culture largement communes avec une partie des Belges accorde également à la France une place particulière, sans pour autant immuniser contre les stéréotypes croisés et les incompréhensions mutuelles. En outre, il convient de distinguer les rapports officiels, de type diplomatique, et ceux noués par les individus ou ce que nous appellerions aujourd’hui la « société civile ».

Au fil des siècles, un réseau très dense de relations commerciales, culturelles, politiques, féodales et diplomatiques a uni le Royaume de France et tout ou partie des territoires appelés à constituer la future Belgique. La frontière entre la France et les Pays-Bas (espagnols puis autrichiens) n’est d’ailleurs définitivement fixée qu’en 1713, au traité d’Utrecht qui met un terme aux guerres de Louis XIV. L’espace « belge », en ce compris la Principauté épiscopale de Liège et celle, abbatiale, de Stavelot-Malmedy (qui appartiennent au Saint-Empire romain de la nation germanique), s’était peu à peu transformé en « champ de bataille de l’Europe » et cette réalité militaire est une dimension du rapport ambigu qui se construit entre les « Belges » et leurs différents voisins, dont les Français (voire la carte).

Table des contenus:

  1. 1789-1830
  2. 1830-1870
  3. 1870-1914
  4. D’une guerre à l’autre (1914-1944)
  5. 1944-1970
  6. De 1970 à nos jours
  7. Notes
Les Pays-Bas Espagnols au début du 18e siècle. Production probablement par Jan Luyken ©Rijksmuseum

1789-1830

L’ère des révolutions (1789-1830) marque un tournant majeur. En effet, entre 1795 et 1814, l’intégration de l’espace belge à la France, sous la forme de neuf départements, unit pour la première fois les anciens Pays-Bas autrichiens et l’ex-Principauté de Liège sous une même autorité politique. On peut dire qu’en ce sens, la France a contribué à affermir un sentiment national belge encore balbutiant. Cette « période française », finalement très courte, a exercé une influence profonde puisqu’elle a accompagné la transition entre l’Ancien Régime et l’époque contemporaine. Les grands principes issus de la Révolution (abolition des privilèges, nationalisation des biens ecclésiastiques, égalité devant l’impôt, souveraineté nationale, cadre juridique et constitutionnel…) ne seront jamais remis en question par la suite. Sur le plan linguistique, le français est imposé comme seule langue officielle sur un territoire plurilingue où la « frontière » entre parlers romans et germaniques est une réalité déjà ancienne. Seule l’élite aristocratique et bourgeoise est alors francisée, des deux côtés de cette « frontière » virtuelle. Le « belge du commun » s’exprime dans un idiome local, roman au sud, germanique au nord. Si elle compte des partisans, la politique menée par le Directoire, le Consulat puis l’Empire est néanmoins vécue par une large partie de la population – surtout dans les régions rurales – comme brutale et injuste : on dénonce les persécutions religieuses, la censure, la hausse des impôts et surtout les effets de la conscription.

À Waterloo, on trouve des Belges dans les deux camps mais c’est avec une forme de résignation qu’est accepté, dès 1814, le principe de « l’Amalgame » qui (ré)unirait les anciens Pays-Bas septentrionaux et la Belgique. L’élite belge, majoritairement catholique, a vite compris que les puissances alliées, coalisées contre la France, ne lui offriraient ni l’indépendance, ni le retour à l’Autriche. Le Congrès de Vienne veut instaurer un nouvel équilibre européen et prévenir tout retour d’une France expansionniste. Dans ce contexte, le Royaume des Pays-Bas fait office d’indispensable « barrière ». Rares sont alors les « réunionistes » belges, nostalgiques du régime français, mais bien plus nombreux sont en revanche ceux qui n’auront jamais le regard tourné vers La Haye mais continueront à considérer Paris comme leur capitale culturelle. En 1830, des agents français sont présents à Bruxelles et jouent un rôle – certes modeste – dans la Révolution belge. Celle-ci débouche, bon gré, mal gré, sur la reconnaissance de l’indépendance de la Belgique par les principales puissances européennes (Grande-Bretagne, France, Autriche, Prusse, Russie), moyennant sa neutralité imposée et garantie. Avec Londres, Paris est alors perçue comme le principal soutien du nouvel Etat belge. Son intérêt – remettre en cause l’Europe de Vienne – coïncide, il est vrai, avec celui de la Belgique, qu’elle vient militairement soutenir au nom de l’Europe, en 1831 et 1832, face aux troupes hollandaises. Si le fils de Louis-Philippe, roi des Français, pourtant élu par l’élite belge, refuse finalement le trône de Belgique sous la pression des puissances, sa sœur, Louise-Marie, devient en revanche la première reine des Belges.

Attaque par des soldats néerlandais pendant les "Journées de septembre" à Bruxelles 1830. Partie de la série "Evénemens de Bruxelles", Bruxelles 1831 ©Rijksmuseum

1830-1870

Sous la Monarchie de Juillet (1830-1848), les relations franco-belges sont généralement sereines mais, au lendemain de la révolution parisienne de février 1848, qui écarte Louis-Philippe et voit éclore la Deuxième République, certaines velléités expansionnistes se font jour du côté français. En vain. Bientôt, le rétablissement de l’Empire ouvre une ère de turbulences. Les rumeurs d’annexion se multiplient et la théorie des frontières naturelles est réactivée. Jusqu’en 1870, la tension est permanente. Le roi Léopold Ier décrit alors la France comme un tigre ou un serpent, deux animaux capables d’enserrer, par leurs griffes ou leurs anneaux, le corps de la faible et neutre Belgique. La population est plus partagée que ses dirigeants en ce qui concerne le regard porté sur Louis-Napoléon Bonaparte, devenu Napoléon III. Si la plupart des libéraux voient en lui un tyran liberticide, bien des catholiques louent l’homme d’ordre conservateur. Lorsque se déclenche la guerre franco-prussienne de 1870, moment d’angoisse pour la neutralité belge, les cadres de l’armée, le Roi et l’entourage royal redoutent davantage une victoire française qu’une victoire allemande mais des témoignages rapportent que, dans certaines provinces wallonnes, une francophilie populaire trouvait pourtant à s’exprimer.

Pendant toute cette période, qui correspond aussi à celle du nécessaire affermissement de la nationalité belge, les sphères dirigeantes valorisent et encouragent tout ce qui peut différencier le Belge du Français. Il semble indispensable en effet de cultiver une distance que ne favorisent ni la géographie, ni le choix de facto du français comme seule langue officielle. On s’emploie donc à magnifier le passé flamand, l’art flamand – ce terme recouvrant en fait l’art des Pays-Bas dans leur ensemble – tout en diffusant le mythe des « occupations étrangères » (espagnole, autrichienne, française, hollandaise) et en favorisant la « légende noire » de l’époque française. C’est alors aussi que l’on transforme la bataille de Courtrai (11 juillet 1302), dite des Eperons d’or, en victoire flamande – donc « nationale » – contre la France. Aujourd’hui, ce jour est devenu celui de la fête de la Communauté flamande.

Statues des comtes d'Egmont et Horn sur la grande Place bruxelleoise, ca. 1859 ©Rijksmuseum

1870-1914

Avec l’établissement de la IIIe République, le regard sur la France évolue. Ce sont désormais les libéraux qui la défendent timidement, les socialistes qui s’y réfèrent dans leur lutte pour le suffrage universel ou leurs revendications sociales tandis que les catholiques la considèrent comme un danger pour l’ordre social, politique et moral, une perception qui se renforce en 1905, lorsque la loi de séparation de l’Église et de l’État vient couronner une laïcisation accélérée de la société française. Si l’époque est riche en échanges culturels entre la France et la Belgique, elle est aussi marquée par une diversification des influences puisque la science et l’industrie allemandes sont alors à leur apogée.

Il ne faut pas négliger non plus l’impact d’une forte immigration croisée. En 1900, on compte 57.000 Français en Belgique, dont 22.000 dans le Hainaut limitrophe. Leur nombre va croître de manière importante dans la décennie précédant le conflit : ils sont 80.000 en 1911, dont 30.000 dans le Hainaut. Le nombre de Belges en France, quant à lui, a connu un pic à près de 500.000 en 1880. Il s’agit surtout de Flamands, chassés par les difficultés économiques, qui viennent chercher du travail dans l’agriculture, le textile ou la mine. Ils deviennent même parfois majoritaires dans la population de certaines villes du nord de la France, ce qui ne va pas sans susciter une forme de xénophobie. Si, par la suite, les flux d’immigration se réduisent, les contacts entre familles belges et françaises demeurent intenses, par le truchement des mariages mixtes.

La dernière décennie d’avant-guerre (1905-1914) voit s’affronter, en terrain belge, les deux grandes puissances voisines. France et Allemagne rivalisent pour séduire la Belgique et tenter d’établir avec elle une solidarité de fait. L’heure est à une incessante propagande dans les expositions, les anniversaires, les inaugurations de monuments, les sociétés et les écoles. Les Belges qui s’affichent francophobes, c’est-à-dire méfiants ou opposés à la France et à son influence, peuvent compter sur l’appui du gouvernement, alors catholique homogène, et des milieux diplomatiques, bien mieux disposés envers Berlin qu’envers Paris. Par ailleurs, sur le plan économique, la France, qui fut longtemps le premier client et le premier fournisseur de la Belgique, est alors progressivement supplantée par l’Allemagne, à tel point qu’on parlera de Sedan commercial. Le tarif protectionniste français de 1910 déclenche une guerre douanière larvée avec Bruxelles, accentuant le malaise régnant au sommet de l’État. Toutefois, la prime accordée officiellement à l’Allemagne n’est pas du goût de tout le monde. Dans le sud du pays, majoritairement de gauche – libérale ou socialiste –, naissent des associations visant à resserrer les liens franco-belges, notamment sur le plan économique, et à défendre la culture latine et française. En septembre 1911, en pleine crise d’Agadir, un congrès de la Ligue internationale des Amitiés Françaises se tient à Mons, en parallèle à l’inauguration à Jemappes d’un monument commémorant la victoire française de 1792.

©Universitätsbibliothek Gent

D’une guerre à l’autre (1914-1944)

Le 4 août 1914, l’Allemagne viole la neutralité de la Belgique et l’entraîne, comme cobelligérante des Alliés, dans le premier conflit mondial. Celui-ci a d’importantes conséquences pour les relations franco-belges car il génère un mythe populaire, celui de l’héroïque et martyre petite Belgique, que la grande sœur France se devrait de protéger. Le 7 août, Paris décore la Ville de Liège de la Légion d’Honneur pour la résistance de ses forts. Durant tout le conflit, les hommages et les manifestations de soutien abondent. L’amitié franco-belge devient d’autant plus une évidence voire un lieu commun de fin de banquet que la relative germanophilie belge d’avant 1914 s’est transformée en une féroce germanophobie. Pourtant, une tout autre atmosphère règne au sommet de l’Etat. Le roi Albert tient à rester l’unique chef de son armée et refuse de faire siens les buts de guerre alliés. À ses yeux, la Belgique a le droit de rechercher une paix de compromis pourvu qu’elle recouvre son indépendance et sa souveraineté. Perçu par Paris comme un roi francophile, Albert Ier était surtout très méfiant vis-à-vis d’une France jugée instable, laïque, républicaine et toujours potentiellement impérialiste.

Le roi Leopold III, ca 1937 ©Sörmlands Museum

Une fois la paix revenue, les relations bilatérales franco-belges achoppent sur de nombreux points : le devenir du Grand-Duché de Luxembourg, la question de l’union douanière mais aussi la volonté de la France d’entraîner la Belgique dans son sillage. En septembre 1920, un accord militaire franco-belge est signé, simple convention technique défensive mais dont le texte, resté nécessairement secret, suscite le débat durant près de deux décennies. En 1925, avec le Pacte rhénan, inclus dans les accords de Locarno, il se trouve virtuellement périmé mais la polémique autour de ses implications réelles ne se tarit pas. Certains, en France comme en Belgique, le présentent comme une véritable alliance, suscitant en retour de violentes diatribes sur la vassalisation de Bruxelles par rapport à Paris. En Flandre, la campagne « Los van Frankrijk » (« Séparons-nous de la France ») bat son plein et contraint, en mars 1936, les gouvernements français et belge à dénoncer définitivement le texte. Face à la menace de l’Allemagne nationale-socialiste, mal jugulée par des démocraties considérées comme instables, la Belgique entend désormais revenir à une politique d’indépendance, pour ne pas dire de neutralité choisie, soutenue par une très large majorité de la population. Alors dirigée par un gouvernement de Front populaire, la France, qui vient en outre de signer un pacte avec l’URSS, inquiète ceux qui, en Belgique, redoutent d’être entraînés dans une guerre qui ne les concerne pas et craignent Staline tout autant sinon davantage qu’Hitler. En 1938, les accords de Munich renforcent l’image d’une France incapable de respecter ses engagements et de se faire entendre. En outre, la grande crise économique des années trente a ravivé l’opposition entre France protectionniste et Belgique libre-échangiste : tarifs douaniers, contingentements et manque de solidarité monétaire forment la trame d’une relation houleuse.

En septembre 1939, quand débute la Seconde Guerre mondiale, la Belgique proclame sa neutralité et le gouvernement sévit contre tous ceux qui, par leurs propos ou leurs écrits, s’en éloignent, dans un sens comme dans l’autre. Toutefois, la France conserve ses partisans, notamment dans les milieux militants wallons. Des associations de bienfaisance se créent pour soutenir le moral du Poilu, tandis qu’à Liège, la Ligue d’Action wallonne recrute des ouvriers spécialisés pour l’industrie de guerre française. Le 10 mai 1940, la Belgique est une seconde fois envahie par l’Allemagne et son armée ne tient que dix-huit jours, les Français et les Britanniques étant, eux aussi, placés dans une situation telle que leur aide militaire est inopérante. Le 28 mai 1940, l’armée belge capitule, provoquant une réaction très dure de Paul Reynaud, le président du Conseil français, qui accuse presque ouvertement le roi Léopold III de trahison. Il existe d’innombrables témoignages des avanies subies dès lors par les centaines de milliers de Belges réfugiés en France. Au milieu d’une totale improvisation confinant à la pagaille, ces exilés se trouvent par ailleurs confrontés à la France rurale et méridionale qui, pour la plupart d’entre eux, restait une grande inconnue et qu’ils perçoivent comme nonchalante voire arriérée. « Leur » France se résumait alors à Paris, aux départements du Nord et, éventuellement, pour les mieux nantis, à la Côte d’Azur. À leurs yeux, le pays voisin et modèle était synonyme de raffinement et de culture. Les mois de mai et juin 1940 sont l’occasion d’un choc dont on trouvera encore maints échos après la guerre. Mais celui-ci n’est rien si on le compare aux effets de la débâcle et de l’armistice. La défaite française est un traumatisme pour les Belges francophiles ; pour les autres, elle est la confirmation d’une décadence morale et matérielle dénoncée depuis des décennies.

L’occupation entraîne la rupture de nombreux liens entre France et Belgique. La majorité des Belges réprouvent le régime de Vichy et tournent leurs regards vers Londres. Toutefois, bientôt, l’espoir francophile renaît en la personne de Charles de Gaulle dont la popularité va surtout croître en Wallonie, à Bruxelles et, dans une moindre mesure, en Flandre à partir de 1942, notamment grâce aux émissions de la radio française libre de Londres. Le gouvernement belge, en exil à Londres, délègue un représentant officiel auprès du général de Gaulle dès juin 1942 et reconnaît très tôt son gouvernement provisoire.

1944-1970

À la Libération, la Belgique choisit la voie des alliances régionales : la France, qui voudrait retrouver son statut de grande puissance, en fait partie mais Bruxelles renforce surtout ses liens avec les Pays-Bas et le Luxembourg (création du Benelux) et avec le Royaume-Uni. Mais, bientôt, le traité de Bruxelles (1948) qui unit les cinq pays est subsumé par la constitution des « blocs » et la logique de guerre froide. La Belgique, comme la France, intègre l’OTAN et se plie à la ligne atlantiste définie à Washington. Elle n’en participe pas moins au processus d’intégration européenne dont la France est, dans un premier temps, l’initiatrice. Sans enthousiasme démesuré, la Belgique fait partie des six pays fondateurs de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et s’engage également dans la future Communauté européenne de défense (CED). Dans les deux cas, le but est d’amarrer l’Allemagne fédérale au bloc occidental tout en la canalisant. Mais, en 1954, la France fait capoter le projet de CED et n’est plus considérée comme un moteur mais comme un frein, que l’on parvient toutefois à desserrer lors des traités de Rome (1957) qui créent la Communauté économique européenne (CEE) et l’Euratom.

Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, on peut considérer que les relations franco-belges entament leur mue : si l’aura culturelle française demeure importante, surtout en Wallonie et à Bruxelles, les rapports de force ont évolué. Instable politiquement, embourbée dans des guerres coloniales successives et confrontée à une situation économique et monétaire souvent précaire, la France pâtit d’une image plutôt dégradée auprès de son voisin belge qui connaît, après 1945, un redressement rapide et une certaine prospérité. Le « petit » belge n’hésite plus à regarder son « grand » voisin avec fierté voire condescendance. Désormais, la France doit affronter une réelle concurrence sur le plan culturel, en Flandre comme en Belgique francophone, celle du monde anglo-saxon et, plus encore, de l’« American way of life ». Pour les nouvelles générations, elle reste une référence mais les horizons se sont élargis.

Sous Charles de Gaulle (1958-1969), la France semble plus stable et plus crédible mais la personnalité parfois autoritaire du président, sa politique très critique à l’égard des Etats-Unis (la France quitte le commandement intégré de l’OTAN en 1966) et sa stratégie européenne (veto mis à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne, refus de la supranationalité) lui attirent de sévères critiques en Belgique, particulièrement en Flandre et dans les sphères officielles. Ses successeurs sauront néanmoins atténuer cette image de rigidité, notamment sur l’Europe, dont Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand sont de clairs partisans. Par ailleurs, la Belgique observe avec attention l’élaboration puis la pérennisation du couple franco-allemand. Celui-ci lui semble un gage de sécurité mais elle redoute aussi que cette union de deux puissances majeures ne se fasse au détriment de la capacité à peser des « petits » pays d Benelux.

Qu’en est-il de l’autre versant de la relation et du regard porté par la France sur la Belgique ? Avec l’entrée en guerre froide et le développement du multilatéralisme, la France ne perçoit plus la Belgique comme une alliée indispensable mais comme un élément parmi d’autres au sein du bloc occidental ou de l’Europe. En conséquence, on voit s’émousser l’attention de Paris pour Bruxelles. En outre, la France hésite sur la conduite à tenir à l’égard d’une Belgique en proie aux conflits communautaires. Soucieuse de ne pas être accusée d’interférer dans ce domaine, elle n’en cherche pas moins à séduire en Flandre, qui devient alors l’élément moteur sur le plan économique. Le but est d’y redresser une certaine francophobie remontant à l’entre-deux-guerres et d’y éviter une totale défrancisation culturelle et linguistique. Après 1958, la « France officielle » ne change pas son fusil d’épaule, même si la cause wallonne semble trouver davantage de défenseurs dans les milieux gaullistes, au point que certains les soupçonneront de velléités annexionnistes. Les années 60 et 70 sont également celles de l’implémentation d’une francophonie politique et culturelle. Mais la France sera-t-elle capable de reconnaître ses partenaires comme des égaux, au nom d’une langue et d’une culture partagées ?

De 1970 à nos jours

La Belgique d’après 1970 est un pays qui voit subitement s’accélérer les changements institutionnels. En vingt-cinq ans, la structure unitaire de l’Etat cède la place à un « fédéralisme d’union » qui reconnaît trois communautés culturelles (française, néerlandaise, allemande) et trois régions (Flandre, Wallonie, Bruxelles). En 1993-1994, ces entités fédérées obtiennent le droit de mener leurs propres relations internationales dans leurs domaines de compétences. Si la France figure parmi les partenaires frontaliers privilégiés, notamment dans le cadre des programmes européens INTERREG, il est cependant manifeste que les relations internationales de la Belgique francophone, aujourd’hui gérées par un organe intégré, Wallonie-Bruxelles International (WBI), cherchent surtout à diversifier leurs contacts culturels et à faire coïncider intérêts économiques et échanges artistiques. En ce sens, si les liens avec la France demeurent privilégiés, l’Allemagne et les Pays-Bas, partenaires dans l’Euregio Meuse-Rhin et / ou la Grande Région, sont tout autant sollicités. Du côté du Hainaut, on mise sur des partenariats qui unissent Flandre et Wallonie avec le Nord-Pas-de-Calais (aujourd’hui Hauts-de-France). Autrement dit, on a quitté l’ère de la francophilie lyrique pour celle de l’amitié contractuelle. Néanmoins, il ne faut pas minimiser la frilosité ou les résistances françaises face au processus de fédéralisation belge. Etat-nation encore fortement centralisé, la France répugne à quitter le terrain intergouvernemental. Dans les années 80 et 90, elle se tient même régulièrement en-deçà de ce qu’admet l’Etat belge dans ses liens avec les entités fédérées. Ainsi, du côté belge, la Communauté française ne signera un accord de coopération avec la France qu’en 1999 et il faudra attendre 2004 pour que Paris accepte d’en contracter un avec la Région wallonne, reconnaissant ainsi sa capacité internationale.

Qu’en est-il en matière économique et commerciale ? A partir du milieu des années 1960, le produit par habitant flamand a dépassé le wallon, créant un fossé qui va aller croissant. Certains diplomates français appellent dès lors Paris à une politique plus soucieuse de maintenir une forme d’équilibre. L’idée dominante est qu’une Belgique dont l’une des composantes serait frustrée court des risques accrus d’implosion. Sans qu’il faille y voir une relation de cause à effet, on assiste, dans les années 80, à ce que certains observateurs flamands qualifient de « francisation » de l’économie belge. Plusieurs grands groupes français accroissent en effet sensiblement leur présence et leur influence en Belgique, l’exemple le plus marquant étant celui du Groupe Suez qui remporte, en 1988, la bataille autour de la Société générale, fleuron historique du capitalisme belge. Quelques années plus tôt, en 1982, c’est un Français, Jean Gandois, que le gouvernement belge a chargé d’élaborer un plan de sauvetage de la sidérurgie wallonne, au prix de mesures drastiques et douloureuses.

Aujourd’hui, la Belgique est le 5e client de la France et la France, le 2e client de la Belgique après l’Allemagne. En termes d’exportations, la France est le 3e fournisseur de la Belgique, après les Pays-Bas et l’Allemagne, tandis que la Belgique est le 4e fournisseur de la France. Sur le plan des investissements enfin, la Belgique est le 4e investisseur européen en France et la France, le 2e investisseur en Belgique[1]. Mais l’interpénétration entre les deux pays peut prendre d’autres formes encore, que l’on songe notamment à l’importante colonie d’étudiants français de l’enseignement supérieur qui viennent trouver en Belgique un accès plus aisé à des formations très contingentées chez eux. On pourrait évoquer aussi l’attrait exercé par la France sur des retraités belges soucieux de jouir d’un climat plus clément et… l’attirance inverse de certains Français fortunés pour les opportunités qu’offre parfois la fiscalité belge.

La dernière Coupe du monde de football (Russie, 2018) a bien montré comment les passions, les stéréotypes croisés et les rivalités s’invitaient souvent dans les relations de voisinage, y compris et peut-être surtout pour les Wallons et les Bruxellois de langue française, dont la proximité avec Paris n’annihile pas, loin de là, les spécificités identitaires ! Pourtant, un artiste francophone de Belgique ne sera, bien souvent, pleinement reconnu chez lui que s’il a été adoubé par Paris… La France reste donc une voisine attractive, que l’on adore observer avec un savant mélange d’envie et d’ironie parfois grinçante ; elle demeure aussi une destination touristique très prisée et un partenaire commercial majeur. En somme, on pourrait dire que les relations franco-belges ont mûri, qu’elles sont devenues plus adultes, plus égalitaires et, partant, peut-être plus solides.

- Prof. Dr. Catherine Lanneau, Université de Liège -

Notes

[1] « Relations économiques. La France en Belgique », dans: La France en Belgique. Ambassade de France à Bruxelles, [en ligne], https://be.ambafrance.org/relations-economiques, (29/09/2019).